À de très rares exceptions comme dans Le Souper des Maléfices de Christopher Arleston, j'ai toujours trouvé surprenant que la nourriture figure aussi peu dans la SFFF française. N'est-ce pas un art national?
Pourtant magie/religion et cuisine ont été liées dès le début! Non seulement cette dernière implique des transformations, des transmutations et des mélanges, mais elle est étroitement associée à un élément magique et symbolique majeur: le feu.
De plus, on mangeait traditionnellement en groupe, avec ce que ça pouvait entraîner comme interactions sociales, affectives, religieuses etc… Sans même parler des beuveries et des intoxications collectives!
Un peu d'histoire...
On ignore complètement comment l'idée de cuire les aliments est venue aux hommes/femmes préhistoriques. Ont-ils trouvé une carcasse d'animal à demi-brulée après un feu de forêt? Quelque maladroit a-t-il laissé tomber son repas dans le feu? Un individu curieux a-t-il suspendu un morceau de viande/fruit au-dessus des flammes?
Toujours est-il qu'ils ont découvert que non seulement l'aliment cuit changeait de goût, mais aussi de consistance: par exemple, la viande devenait plus facile à mâcher, à couper, à consommer par de jeunes enfants etc… De plus, elle se conservait plus longtemps que la viande crue, donc on pouvait faire durer les restes du mammouth pendant quelques jours. Je suis sûre qu'il y a eu de grands débats philosophiques entre les conservateurs, tenant de la nourriture crue et les progressistes, tenants de la nourriture cuite, mais les progressistes finirent par gagner et se lancer dans diverses expérimentations. Certaines plantes au goût très moyen, voire toxiques à l'état cru devenaient délicieuses et mangeables une fois cuites, comme les pommes de terre ou les carottes (les carottes préhistoriques étaient à peine plus que des racines filandreuses). L'étape suivante fut de faire bouillir les aliments en parallèle avec le développement de la poterie. Cela fit entrer un nouvel élément symbolique: l'eau.
Avec l'arrivée des cultures et de l'élevage, on passa à des processus autrement plus élaborés: faire du yaourt, du fromage, du pain, conserver avec du sel… Car avant l'invention du frigo et du congélateur, faire la cuisine, ce n'était pas simplement préparer le repas du soir, à la va-vite. C'était aussi conserver la nourriture pour des semaines ou des mois. Pour l'hiver où rien ne pousse, pour la traversée des déserts et des mers… On ne sait pas non plus quand faire la tambouille devint une activité perçue comme féminine (non, cela ne va pas de soi). Mais au fur et à mesure que le statut des femmes se dégradait, traiter la nourriture, pourtant vital pour la survie de tous, perdait le respect qui lui était dû. Cependant, lorsqu'il s'agissait de préparer les repas d'un roi ou d'un grand seigneur et bien, c'était à un homme que revenait cet honneur!
Transmutations et créations
Certains processus qui entrainent une transformation spectaculaire des ingrédients de départ seront perçus comme relevant du surnaturel. C'est en particulier le cas de la fermentation: vous lassez reposer disons un mélange de miel et de jus de pommes et vous obtenez un truc pleins de bulles qui fait "bloup, bloup". Sûr qu'il y a des esprits dedans! De plus, si vous buvez ce truc après quelques temps, il a un nouveau goût et vous vous sentez euphorique. Encore un peu de cette boisson magique et vous faites n'importe quoi comme si vous étiez possédé par un esprit farceur et enfin, si vous en buvez vraiment trop, vous perdez connaissance…
Du coup, la fabrication de bière/vin/hydromel/chocolat (oui, il fut fermenté aussi) etc… autour du monde, fut rapidement associée à divers rituels et opérations magiques: on ne démarrait qu'à la pleine lune, après récitation de prières et offrandes diverses, on n'utilisait que l'eau de la source sacrée, etc… L'alcool éthylique lui-même sera isolé par les alchimistes arabes ou persans au Moyen-âge et baptisé "esprit de vin" en Europe. D'ailleurs, dans les légendes, les boissons alcooliques (vin en Grèce, chocolat en Amérique du Sud…) ont souvent une origine légendaire et divine.
Il en est de même pour le pain: vous prenez des graines que vous réduisez en farine, vous lui faites changer de consistance en faisant de la pâte, puis vous lui faites changer de volume et de consistance en la faisant lever (encore une fermentation). Pour finir, vous le faisiez cuire et obteniez une substance totalement différente. Presque de l'alchimie!
L'union de ces deux aliments hautement élaborés et nécessitant une montagne de travail sur une longue durée se retrouve enfin… dans la communion à la fin de la messe, manger devenant une expérience collective et mystique. Certes, c'est un peu minimaliste, comme repas. Et la cérémonie du thé japonais?
Certains aliments et leur fabrication devinrent associés à des rituels particuliers: les crêpes/galettes/blinis etc… ont étés fabriqués depuis le Néolithique, bien avant le pain. En Russie, elles étaient mangées pour la Chandeleur qui célébrait la fin de l'hiver. Leur forme ronde symbolisait le soleil. Pour les préparer, la maîtresses de maison devaient faire un nouveau levain. Pour cela, elles allaient en secret, à la pleine lune, chercher de l'eau courante dans un ruisseau/rivière (en février, les cours d'eaux sont gelés, donc ne pas oublier une hache et une petite laine), tout en récitant des formules magiques et se méfiant des loups affamés. Elles préparaient ensuite le levain en récitant d'autres formules. Enfin, les crêpes devaient être cuites sur un feu nouvellement allumé (un processus compliqué avant l'invention des allumettes).
Des substances alimentaires se retrouvèrent dotées de propriétés magiques en dehors de la cuisine: ce fut le cas de l'ail, avec les vampires, mais aussi les mauvais sorts et la malchance en général. Cette plante a la propriété d'éloigner beaucoup de mauvaises herbes et de parasites de divers légumes. D'où le raisonnement des anciens: "s'il protège le potager, il doit aussi pouvoir protéger les humains"! Dans le même état d'esprit, le sel qui protégeait les aliments de la pourriture, devait également protéger du mauvais sort.
Accessoires magiques
Certains objets liés à la cuisine avaient leur propre magie: la Baba Yaga russe ne se déplace pas sur un balais, mais assise dans un mortier et brandissant un pilon. Dans les folklores d'Europe de l'Est, l'esprit domestique, protecteur de la maison, élit domicile derrière le poêle où l'on fait la cuisine (j'ignore si dans les appartements modernes ils ont déménagé derrière le micro-ondes). Et que dire des chaudrons, symboles de transformation? Le Chaudron de la Renaissance du Mabinogion, ressuscite les morts. L'athanor des alchimistes transmute le plomb en or. Bref, toute sorcière qui se respecte doit en avoir un!
Régimes à toutes les sauces
N'oublions pas enfin les régimes qui ont existé bien avant notre époque moderne. Des régimes pour les femmes enceintes (beaucoup de bière, pour avoir un bébé le plus petit possible qui sortira sans encombre), des régimes pour les femmes qui veulent être enceintes (plein de fruits à noyaux), des régimes pour avoir les cheveux ondulés, des régimes pour avoir les cheveux plats (du poireau), des régimes suivant votre tempérament (sanguin, bilieux… relisez le "Malade Imaginaire"). Et mon préféré: le bouillon pour les gens "malades des nerfs": les premiers restaurants étaient des établissements de luxe qui ne servaient que cela pour "restaurer la santé".
Bon, je vous laisse: il faut que j'aille discuter du menu de demain avec mon esprit domestique, derrière le micro-onde!
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Celly (Monday, 29 May 2017 10:39)
J'adore l'idée de cet article. Pleins de réflexions que je ne m'étais jamais faites.
Alex Evans (Wednesday, 31 May 2017 15:07)
Merci.
J'ai toujours été intéressée par les croyances attachées aux éléments de la vie quotidienne. Il y en avait sur tout: les diverses activités agricoles, le bétail, la fabrication de vêtements, depuis le filage et jusqu'à la broderie des décorations.
Je compte poster d'autres billets là-dessus à la rentrée.
Jenny (Monday, 03 May 2021 22:25)
Cet article est passionnant, merci :)