Les littératures de l'imaginaire: un genre occidental?

Afrique, Asie, Amérique du Sud. Bref, la majorité de la population humaine. On dit que ces continents n'ont pas de littératture dans les "genres de l'imaginaire" ou très peu. C'est totalement faux. Ils ont un genre bien à eux, que l'on voit rarement en Occident: le réalisme magique. Quelques exemples célèbres sont Gabriel Garcia Marquez (Colombie), Mikhail Boulgakov (Russie), Amos Tutuola (Nigéria), Chinua Achebe (Nigéria), Salman Rushdie (Inde/UK) ou JM Coetzee (Afrique du Sud). En France, pays cartésien qui a traditionnellement du mal avec l'imaginaire, on a peu de représentants de ce type de littérature: on pourrait peut-être citer Marcel Aymé, Boris Vian ou Raymond Queneau.
C'est un genre difficile à définir: des romans où l'on décrit des évènements surnaturels de manière réaliste? Un genre qui mêle réalité et surnaturel? Ce ne serait pas plutôt du fantastique ou de l'urban fantasy? Ben non. La différence, àmha est que la trame d'un roman de réalisme magique est tout ce qu'il y a de plus réaliste: le protagoniste vit, meurt, poursuit des buts très terre à terre... Pas de lutte entre clans de créatures magiques, pas de héros/îne sexy et prédestiné à la vie sentimentale compliquée. Pas de superpouvoirs, ou tout au moins, pas de superpouvoirs qui puissent sortir d'affaire le héros/ïne qui d'ailleurs, n'a rien d'héroïque et qui n'est pas là pour sauver le monde. Bref, pas de tropes. Ces romans ne sont pas là pour faire fantasmer le lecteur pour 2 sous. 
Personnellement, j'aurais tendance à classifier ces romans en 3 catégories:   
- Ceux où l'intrigue se passe dans notre monde avec quelques éléments surnaturels, comme chez Salman Rushdie. Ils peuvent se rapprocher du genre fantastique. En fait, certaines œuvres habituellement classées en fantastique comme La Ligne verte de Stephen King seraient certainement catégorisées en réalisme magique si leur auteur était par exemple, sud-américain.
- Les romans très réalistes, mais qui se passent dans un monde imaginaire avec pas ou peu d'éléments surnaturels comme chez Chinua Achebe ou JM Goetzee;
- Les romans totalement oniriques comme chez Amos Tutuola.
Mais alors, quelle est la différence entre ces deux dernières catégories et la fantasy? Ben encore une fois, pas de tropes de fantasy: pas de héros prédestiné, de mentor, pas de princes, ni de princesses... De plus, la plupart de ces romans se passe à une époque contemporaine à l'auteur et pas au Moyen-âge et dans un pays non-occidental. 
Surtout, le réalisme magique lui, traite de problématiques totalement différentes. Une surtout. N'avez-vous pas remarqué que les pays producteurs de réalisme magique ont tendance à être aussi des pays qui ont connu  l'occupation coloniale ou la dictature et en général, une histoire sanglante? Dans une dictature ou dans un pays occupé, vous n'allez pas exprimer directement votre opinion, sous peine de représailles. Vous utiliserez des sous-entendus, du second degré, des paraboles... Des fables. Nombre d'œuvres de réalisme magique africain comme Le Démagogue de Chinua Achebe se passent dans des dictatures fictives, mais qui ressemblent aux vraies comme deux gouttes d'eau. Le Ponce Pilate du Maître et Marguerite de Michel Boulgakov pourrait être un haut gradé de la GPU. Même lorsqu'il n'y a plus de menace directe, les auteurs de ces pays semblent avoir pris l'habitude de ce type d'expression, comme Salman Rushdie, pour questionner des sujets sensibles. Pas seulement pour éviter la polémique, mais parce qu'évoquer certains sujets est trop douloureux. Je me rappelle avoir vu le film Le Repentir de Tenguiz Abouladze au début de la Perestroïka dans un cinéma de Moscou (oui, il y a aussi des films de réalisme magique). À un moment du film qui me semblait assez anodin, la moitié de la salle, composée de personnes assez âgées pour se rappeler des purges staliniennes, pleurait. Je n'ose pas imaginer l'effet qu'aurait eu une reconstitution réaliste de cette période. 
Mais au fait... La fantasy n'évoque-t-elle pas, elle aussi, des pouvoirs oppressifs, le fanatisme religieux et la guerre? En quoi Qui a peur de la Mort de Nnedi Okorafor est-il fondamentalement différent de disons Termitière dans la savane de Chinua Achebe dans son approche de l'histoire récente de l'Afrique? Perso, je dirais que le premier a un coté féministe, utilise les tropes de la fantasy occidentale, a une tonalité un peu naïve et s'adresse à un lectorat blanc américain, alors que le second ne s'adresse à personne en particulier et donc à tout le monde. D'autres pourront aussi argumenter que Chinua Achebe est un auteur d'une plus grande envergure avec une plus grande profondeur dans la réflexion, une meilleur style etc... Mais à part ça, les deux romans traitent la politique par la fable. Et que penser de La Ferme des animaux d'Orwell? 

 

C'est plutôt qu'en Occident, pays rationnel au possible on oppose le réel et l'imaginaire. Les classifications sont faciles à faire lorsque les sujets de votre roman sont des faits, comme par exemple, dans un roman historique. Mais lorsque le sujet principal, c'est des idées? 
Alors si tout cela n'était, au fond, qu'une question de classification?  D'un coté, en Occident, la littérature de l'imaginaire s'oppose à la littérature du réel. Dans le reste du monde, la littérature de l'imaginaire, c'est de la littérature, tout simplement.

Write a comment

Comments: 0