Une offre à ne pas refuser

Premier chapitre de Magie Expérimentale:

 

 

Je ne sais pas très bien où commença cette histoire. Je crois que ce fut avec le départ d’Albert. Bien qu'il ne fût pas directement mêlé aux événements, il leur demeura indissolublement lié dans ma mémoire.

Comme souvent, j'étais restée tard ce soir-là pour travailler dans mon laboratoire. C’était une vaste pièce au plafond haut, éclairée la journée par deux grandes fenêtres dont quelques carreaux étaient fendus. Une paillasse ébréchée la divisait en deux. La peinture s’écaillait sur les murs, les courants d’air s’insinuaient par mille interstices, le matériel était vétuste, mais c’était mon chez-moi, bien plus que la chambre meublée que je louais dans une pension étriquée.

Les senteurs de la nuit entraient par la fenêtre ouverte ainsi que les bruits des rues assoupies de Grande Courbe : le grondement épisodique d'un moteur d'autotracteuse, le miaulement d'un matou ou les déclamations avinées d'un poivrot. Du haut de leur étagère, les fleurs de lunareille projetaient sur le sol leur lumière phosphorescente. Je mettais la touche finale à mon article, le chat du vaguemestre sur les genoux. Rien de révolutionnaire, mais une étude intéressante, malgré tout.

… et donc, considérant l'axe principal et l'angle secondaire, les lunareilles ont la capacité de dévier un flux de Pouvoir de 90 à 105 degrés, avec un indice trispectral moyen de 305 ce qui confirme l'existence de plantes chamanes. Des expérimentations supplémentaires sont nécessaires pour en savoir davantage sur cette propriété.

Je tapai le dernier mot de ma conclusion et parcourus la longue liste des références que j'avais ajoutées. Je butais comme d'habitude sur la vingt-troisième. Elle était la plus pertinente, mais l'auteur, Héliodore Boisramé, avait une réputation sulfureuse et avait quitté la faculté un an auparavant pour vivre d’expédients.

Nous avions été bons amis pendant nos études. Tout comme moi, il n’appartenait pas à cette élite bourgeoise d’où viennent les universitaires. Nos condisciples se moquaient de son air famélique et de ses vêtements rapiécés et si j’étais capable de répliques incisives qui clouaient le bec à n’importe quel imbécile, ce n’était pas son cas. Même si nous étions de tempéraments très différents, cela nous avait rapprochés. Cependant, nous avions tous les deux payé le prix de notre situation. Si j’avais entretenu une liaison longue et discrète avec le Cointreau, Héliodore avait, lui, eu des relations nourries et tumultueuses avec toutes les substances stupéfiantes que l’on pouvait se procurer en Déjoué. Comme vous dira tout chercheur en magie, faire une expérience en laboratoire sous l’effet d’une drogue est une aventure dangereuse. Il avait brusquement disparu l’hiver dernier, alors que j'assistai à un congrès à Harnital. Certains confrères romanesques parlèrent de l'invocation accidentelle d'un démon mineur. D'autres, d’une retraite stratégique face à un créditeur tenace. Depuis, il n’avait donné aucune nouvelle et les esprits chagrins affirmaient qu’il avait succombé à l’une de ses drogues.

Pouvais-je citer l'unique étude dont la validité était indiscutable, mais dont l'auteur faisait l'objet d'opprobre ? Mes propres résultats n'étaient-ils pas suffisamment controversés ? Je décidai d'y réfléchir encore quelques jours. Avec un soupir, j'ôtai mes lunettes et me frottai l’arête du nez. Tout était paisible. Le bruit de fond du Pouvoir émis par divers talismans dans les laboratoires voisins ronronnait à l'arrière de ma conscience. J'étais la seule à travailler aussi tard. Mais j'avais le feu sacré. La Science. Pour elle, j'étais prête à abandonner… Quoi, d’ailleurs ? Je n'avais ni famille, ni amis, ni passion coupable. Et mon domaine d’étude n’était ni la chimie, ni la physique, ni l’astronomie. C’était celui du Pouvoir… de la magie. La science de l’improbable et l’art de l’incertain.

Certains l’appelaient la mélodie fondamentale de la Création. Ceux qui comme moi la percevaient pouvaient en théorie changer ses notes et modifier la réalité. Il y avait des années-lumière entre la théorie et la pratique, mais quoi de plus fascinant ? Une puissance qui telle le serpent de mer émergeait et replongeait au fil des siècles à travers des millions d’univers. Elle était récemment réapparue dans le nôtre après une absence de près de quatre cent ans. Nous commencions tout juste à la redécouvrir. Comme un nombre incalculable de sorciers, mages et magiciens avant moi, je m'étais donnée à elle et consacrée ma vie à son étude. Simplement, en ces temps modernes, mon laboratoire n'était pas au cœur d'une caverne, dans les entrailles d'un donjon ou au sommet d'une tour, mais dans un bâtiment de la Faculté. Je ne portais pas non plus une longue robe constellée d'étoiles, mais une blouse blanche aux manches fortement élimées. Les temps changeaient. Nous étions les pionniers d'une nouvelle ère.

D’une impulsion mentale, je soulevai le journal posé sur l’étagère derrière moi et le fis léviter jusque sur mon bureau puis m’adossai à ma chaise en attendant que passe le léger contrecoup. Les sortilèges drainaient votre force vitale, mais celui-ci n’en nécessitait que très peu et me laissait largement en état de rentrer chez moi pour me recharger. Je m’entraînais ainsi régulièrement, dans le plus grand secret.

En ces temps modernes, le don chamanique, celui de percevoir et manipuler le Pouvoir était plus que jamais un cadeau empoisonné. Personne ne savait comment on l’attrapait. Certains parlaient d’hérédité, d’autres d’horoscope, d’autres encore, de malchance. Si j'avais vécu cinq cent ans auparavant, j'aurais pu devenir la conseillère d’un roi, ou même la grande prêtresse de quelque dieu. Mais, j’étais née en ce siècle de vapeur, de charbon et de culte de la Voie. Dans ma ville natale, Tourmayeur, je ne risquais plus d’être secrètement éliminée comme au temps de la dictature religieuse. Je ne pouvais plus qu'être lapidée sur la place publique après un procès en bonne et due forme avec douze jurés et un avocat. C'était ça, la démocratie. À Grande Courbe, ma ville d’adoption, les mœurs étaient pour l’instant plus douces : je devais simplement m’enregistrer auprès du Magistère et m’attendre à une visite de leur part à chaque incident bizarre.

Ouvrir des laboratoires pour étudier la magie tout en poursuivant ceux qui la percevaient était pour le moins contradictoire, mais l'esprit humain n'a jamais été à un paradoxe près. Cela expliquait en partie pourquoi nos contrées étaient aussi en retard dans ce domaine par rapport à nos voisins du Sud. La situation donnait régulièrement lieu à des discussions enflammées à la fin du déjeuner à la cantine, mais n’allait pas plus loin. Quant à moi, j'avais décidé depuis longtemps qu'officiellement, je n’avais pas plus le don qu’une cruche.

Le matou glissa de mes genoux, abandonnant ses poils sur ma blouse. Il sauta sur le rebord de la fenêtre et se laissa tomber à l’extérieur. La porte grinça fortement contre le sol. Je sursautai, mais ce n’était qu’Albert, une grande valise à la main.

Si j'avais été une sorcière d'antan, je vous aurais dit qu'il s'agissait de mon incube domestique. Mais les incubes, comme les chats, ne se laissent pas vraiment apprivoiser. Il m'avait un jour expliqué qu'il était un naturaliste parmi ceux de son espèce. Son domaine de recherche était l'observation des humains dans leur milieu naturel. Aussi, ne savais-je pas lequel avait apprivoisé l'autre.

— Bravo, Constance : vous vous améliorez de jour en jour ! Vous n’avez même plus besoin de regarder directement l’objet que vous manipulez.

— Merci…

Je bâillais à m'en décrocher la mâchoire. Il était temps de rentrer. Ses traits réguliers s'illuminèrent d'un sourire légèrement embarrassé, ce qui ne lui ressemblait pas.

— Je suis venu vous dire au revoir. Je vais prendre quelques jours de congés dans mon monde. Je comptais le faire seulement à la fin du mois, mais je viens de réaliser qu’une syzygie va débuter demain et rendra mon voyage beaucoup plus compliqué.

Je levai la tête :

— Une syzygie ? Qu'est-ce que c’est ?

— C'est le moment où des éléments s'alignent…  Étoiles, planètes, univers, failles... Certaines magies deviennent très instables. Cette syzygie ne concernera qu’une dizaine de mondes, mais ils sont tous connectés avec celui-ci ou le mien.

— Comment se fait-il que je n'en aie jamais entendu parler ?

— Même il y a quatre siècles, peu de sorciers parmi vos congénères étudiaient ce phénomène. Les mages de l’ancienne Gandarès le connaissaient naturellement, mais seule Morgane de Rul y avait prêté quelqu’attention.

Je tentai d'imaginer les implications. Si des univers s'alignaient avec le nôtre, des créatures magiques, toutes plus féroces les unes que les autres, allaient-elles nous envahir ?

— Y a-t-il un risque accru de voir des heu… êtres de toute sorte débarquer à l’improviste ?

Il eut un sourire ironique :

— Je vous suis reconnaissant de ne pas avoir utilisé le mot « démon » ! En fait, il y aura un peu moins de Pouvoir pendant cette période et les espèces qui en dépendent lourdement seront beaucoup moins à l’aise ici. Raison de plus pour moi de prendre le large.

— Vous allez encore refuser de me montrer l’endroit où se trouve votre passage ?

Il secoua la tête tout en continuant de sourire.

— Je regrette, mais je vous l’ai déjà dit : si mes chefs apprennent que je l’ai montré à un être humain… De toute façon, vous ne survivriez pas cinq minutes dans mon monde, Constance. Peu d’oxygène, des gaz toxiques pour tout mammifère, une gravité faible…

— J’ai compris ! Je suppose qu'à votre retour, je serai une petite vieille courbée sur une canne ?

— Ah, non, là, ce sera après mes vacances. Cette fois, je pense que vous aurez juste un mâle et peut-être un petit… Si vous échappez aux troubles qui s'accumulent autour de vous.

Cela ne me plut pas. Albert avait des siècles d'expérience avec les humains. S’il annonçait des troubles, je pouvais le croire les yeux fermés. Les causes n’en manquaient pas d’ailleurs : entre les prochaines élections, les tensions avec nos voisins et le crash boursier de l’année précédente, il y avait l’embarras du choix. Mais j’avais réussi, après des années d’efforts, à obtenir une vie paisible et je n’avais pas la moindre envie de la perdre. De plus, au fond de moi, je ressentis un petit pincement au cœur. Je m'étais attachée à Albert. Je répondis d'un ton égal :

— Pour le mâle, cela me semble excessivement optimiste et le petit ne pourra être qu’un malencontreux accident. Pensez à m’envoyer une carte postale de votre lieu de vacances.

Il eut un soupir agacé, puis son visage s’éclaira :

— Au fait, dans vos légendes humaines, les démons émettent parfois des oracles ou des prédictions, n'est-ce pas ?

— En effet.

— Et bien, je vais vous en faire une. Ou plutôt une recommandation. 

— Ah ? fis-je mi-perplexe, mi-amusée. Comme ne pas manger de viande de lézard ou ne rien refuser à une femme le jour du Nouvel An ?

Il opina vigoureusement :

— Quelque chose de ce genre. La mienne est simple : ne refusez aucune invitation demain. Même si elle pourrait vous paraître inconfortable ou incongrue.

— Quelle sorte d’invitation ?

— Vous savez bien que les démons sont mystérieux et ne vous expliquent jamais le fond de leur pensée.

Cette fois, une franche alarme retentit à l'arrière de ma conscience.

—Pourquoi ai-je l'impression que vous m'annoncez une montagne d’emm… d'ennuis ?

Il prit cet air narquois qui m'agaçait tant :

— Allons Constance, rien que vous ne puissiez résoudre. Ne répétez-vous pas que le raisonnement scientifique a réponse à tout ?

— Bon, bon, j’examinerai avec la plus grande attention à toute invitation, convocation, sommation, offre de participer à une soirée de bienfaisance, de bridge ou même à une vente de charité et autre qui pourra me tomber sur la tête demain. Même celle d’un vendeur de porte à porte.

— Excellent. À bientôt, Constance.

— À heu… Dans longtemps.

De façon inattendue, il posa la main sur mon épaule. Je tressautai à ce contact inhabituel et sentis mes yeux me piquer. Même si l'éphèbe qui me fixait avait la forme réelle d'une pieuvre gélatineuse, c'était mon seul véritable ami, avec Athénaïs. Je m'étais habituée à son babil agaçant et ses commentaires cyniques sur la nature humaine. Il allait me manquer.

— N'ayez pas peur, dit-il doucement.

Je reniflai bruyamment. Que m’arrivait-il ? Cela faisait des années que je n'avais pas pleuré pour quoi que ce fut. En fait, depuis la mort de mon père.

— Je n'ai pas peur… Je suis juste triste. Mais bon, comme vous avez dit, je ne suis qu'un rat de laboratoire dont vous observez le comportement étrange et…

Ilse pencha et plongea ses yeux dans les miens. Quand il faisait ça, je pouvais entrevoir ce qu'il était réellement : une créature vieille de plusieurs siècles, totalement étrangère à notre monde.

— Vous êtes une humaine qui a de la cervelle et du cœur. Vous avez aussi des connaissances et vous avez choisi de fréquenter le Pouvoir. Comme tout humain… de ce genre, vous êtes vouée à vivre plusieurs existences. Vous êtes en train de changer… de renaître. La naissance n'est jamais facile. Aucun bébé n’est heureux de quitter la matrice de sa mère. Tout ira bien Constance. Vous verrez, vous serez tellement occupée que vous n'aurez même pas le temps de penser à moi.

Il déposa un baiser sur mon front et sortit en fermant la porte qui grinça une fois de plus. Je restai immobile, les yeux dans le vide pendant de longues minutes, tandis que des larmes silencieuses coulaient sur mes joues. Finalement, je me levai, éteignis les lumières et rentrai dans ma pension, ruminant notre conversation. Albert refusait habituellement de discuter magie avec moi. Une fois, il m’avait dit sur le ton de la plaisanterie que toute information donnée aux humains pouvait s’avérer source d’ennuis plus tard. Aussi, son explication sur les syzygies était des plus inhabituelles. Il fallait que je me renseigne dessus : à quel moment survenaient-elles ? Pendant combien de temps ? Étaient-elles cycliques, comme le Pouvoir ? Étaient-elles caractérisées par un train d’ondes particulier ? Y en avait-il plusieurs types ? Quels mondes s’alignaient-ils ? Que s’était-il passé lors des syzygies précédentes ?

 

Je commençai immédiatement à formuler des projets d’expérience. Le Pouvoir s’étendait dans les trois dimensions de l’espace et une quatrième qui lui était propre et qui, d’après les théories les plus hardies, était transversale aux univers qu’il traversait. Certains avaient même spéculés qu’il s’étendait dans le temps, mais cela devenait difficile à concevoir pour l’esprit humain. Mon domaine de recherche était l’étude des variations de cette énergie mystique et leur corrélation avec différents phénomènes : sortilèges, talismans, failles, créatures magiques. Qu'en était-il des syzygies ? Albert m’avait fourni un excellent sujet de recherche. La tête pleine d’idées et de questions, je ne m'endormis qu'à la fin de la nuit.

 

 

Vous pouvez commander le livre papier ici et en numérique .

Write a comment

Comments: 0