
Padma
On pourrait penser qu’après avoir transporté des blessés sous les bombes, livrer quelques vieux volumes serait une promenade de santé. Ce serait une lourde erreur, songeai-je.
Le paquet en papier brun pesait sur ma hanche au fond d’une vieille sacoche tandis que je remontais la rue des Deux Pièces que les gens du quartier surnommaient poétiquement Doublembrouille. Les instructions de M. Esrol étaient très précises : livrer le livre au 47, allée du Quai du Lotus, n’accepter aucun substitut pour la signature du destinataire, et en aucun cas ne déballer le livre qu’il contenait.
La rue serpentait à travers les Trois Marches, l’un des anciens quartiers marchands de Jarta. Les maisons qui la bordaient étaient un mélange de semi-respectables et de presque délabrées. Certaines tenant debout par pure obstination. Elles s’appuyaient les unes contre les autres, leur peinture écaillée révélant des couches d’histoire—bleu pâle laissant place à l’ocre et l’ocre au vert délavé. Les volets en bois pendaient de travers. Quelques pots de géraniums et de basilic tenaient bon sur les rebords des fenêtres.
Les petites boutiques au rez de chaussé des maisons, exposaient un assortiment éclectique de marchandises : de la soie triskélienne à côté des épices du Paras, du verre soufflé méralais à coté de fourrures Nordistes. À l'entrée d'une ruelle, une maison de thé laissait s’échapper les sons d’un luth et le tintement de tasses. L’odeur du thé au jasmin flottait dans l’air, se mêlant à celle de la terre humide et au bouquet moins agréable de poisson pourri venant du port.
Les passants eux aussi étaient un mélange bigarré, mais pas plus qu’ailleurs à Jarta. Un marchand triskélien, vêtu d’une tunique de soie, marchandait pour une caisse d’oranges avec un docker. Leurs voix montant et descendaient comme la marée. Un couple d’Iliens, avec des anneaux d’or aux oreilles, s’appuyait contre un lampadaire en fumant leurs pipes. Il y avait même un Nordiste à l’air égaré suant et soufflant dans les couches de vêtements prescrits par sa religion.
Tout cela semblait charmant et pittoresque. Mais j'avais suffisamment d’expérience pour reconnaître les signes subtils de tension, notamment autour de la maison de thé juste à côté de la librairie. Sa façade coquette contrastait violemment avec l’air dur de la clientèle qui fréquentait son étage supérieur. Ce quartier, comme une grande partie de la cité, servait d’échiquier où les grandes et petites puissances déplaçaient leurs pièces dans l’ombre.
Je réajustai la sangle de la sacoche. Une dame de bonne famille aurait trouvé indigne de parcourir ces rues à l’approche du crépuscule, mais ma situation m’avait fait réviser mes notions de bienséance. De plus, M. Esrol payait en aspres, et non en bons alimentaires comme la plupart des commerçants qui employaient des réfugiés.
Sa librairie m’avait semblé curieuse dès le départ. Oh, la boutique semblait tout à fait ordinaire. Mais j’avais entrevu la réserve une fois, par une porte laissée entrouverte : des piles de papiers, des registres écrits dans un code plus opaque qu’un discours politique, une trappe qui devait mener à l’un des anciens tunnels de contrebandiers qui truffaient le quartier, et un télégraphe qui n’avait rien à faire chez un bouquiniste.
Une femme sensée aurait cherché du travail ailleurs. Mais les femmes sensées, avais-je découvert, parvenaient rarement à nourrir leurs enfants en débarquant à Jarta.
La voix de ma mère résonna dans mon esprit : ma chère Padmé, une dame ne s’implique pas dans des affaires douteuses.
Mère aurait également dit que les dames ne maniaient pas la magie sans autorisation officielle et ne fuyaient pas leur pays avec des enfants illégitimes réquisitionnées par le Haut Conseil. Si elle avait su ma situation actuelle, elle aurait fait une attaque.
Cette pensée me fit presque sourire.
Je repris mon observation de la rue devant moi, l’air dégagé. Deux hommes et une femme bavardaient à l’ombre d’un porche à une cinquantaine de pas. Je reconnus la forme d’un coutelas sous leur chemise ample. La femme était grande, mais par ailleurs quelconque. L’un des hommes était un Nordiste avec une peau rougie et des cheveux couleur de beurre, tandis que l'autre avait des traits distinctement Nadinites avec son nez busqué. Leur posture trahissait une formation militaire. Jarta regorgeait de déserteurs depuis la Guerre du Détroit, prêts à toute sale besogne pour une poignée d’aspres. Étaient-ils là pour moi ?
Sans plus réfléchir, je tournai dans la première ruelle latérale que je passai et pressai le pas. La ruelle était vide et jonchée de débris. Après quelques instants, des voix me parvinrent de la direction d’où j’étais venue. Deux hommes et une femme. Des gens qui s’efforçaient de paraître détendus, comme s’ils n’étaient que trois amis en promenade. Qu’est-ce que M. Esrol m’avait confié à livrer, cette fois ? Les plans d’une banque ? La correspondance de l’ambassadeur de Triskéliane ? Le journal intime d’un prince déchu ?
La solution évidente aurait été d'abandonner le paquet et m’enfuit à toutes jambes. Mais alors, je ne verrais plus jamais un seul aspre de la part de M. Esrol. Et Jihane avait besoin de bonne nourriture pour grandir et ne pas finir rachitique comme les autres gamins des quartiers pauvres de Jarta.
Penser à Jihane fit surgir une image si vive qu’elle me coupa presque les jambes: ma fille perchée sur son rebord de fenêtre préféré à la pension de Mme Baili, son petit nez pressé contre la vitre crasseuse, probablement en train de lutter contre le sommeil en attendant mon retour.
Notre chambre aurait tenu largement dans la garde-robe de notre ancien manoir. Mme Baili nous l’avait louée à moitié prix, bien qu’elle eut fait tout un numéro en se lamentant que son grand cœur finirait par la ruiner. En échange, j’utilisais mes connaissances médicales pour aider ses — locataires spéciaux et traiter son arthrite. Non qu’une chirurgienne de guerre s’y connut en articulations usées, mais tante Nargis m’avait enseignée tout ce qu’il fallait savoir sur les herbes médicinales et il y en avait beaucoup à la Vieille Nécropole. Il fallait juste éviter les goules.
Des pas. Plusieurs. Pas lourds, mais pressés. Pas discrets non plus. Je tournai dans une autre ruelle qui devait me ramener à la rue des Deux Pièces, à proximité de la librairie de M. Esrol où je pourrais me réfugier. Enfin, en théorie. Mais la théorie, comme d’habitude, avait d’autres projets.
Cette ruelle sentait l’huile rance et, probablement, le cadavre d’un rat. Un chat passa en trombe, renversant une boîte de conserve rouillée. La voix de ma mère, fidèle à elle-même, s’invita dans mon esprit : Une dame ne se faufile pas dans une venelle malodorante, Padmé.
Je levai les yeux au ciel et murmurai :
— Une dame fait ce qu’elle peut, mère.
Oui, je parlais à ma mère morte. Oui, dans une ruelle puante. Oui, je savais que cela aurait fait froncer les sourcils de tout médecin. Mais après deux ans à courir sur deux continents, à livrer des colis suspects et à échapper à des gens qui auraient volontiers utilisé ma tête comme presse-papier, discuter avec une mère imaginaire me semblait parfaitement raisonnable. Presque sain, même.
Je tournai un autre angle, me faufilant entre des cageots pourris, et aperçus enfin l’allée des Deux Pièces entre deux bâtiments, une scène paisible de marchands fermant boutique. Mais avant que je puisse savourer cette vision, elle s’évanouit dans le néant.
Des cris éclatèrent, pleins de rage, suivis par un bruit de verre brisé. La rue des Deux Pièces se transforma en un chaos de violence. Je m’arrêtai net et marchai lentement jusqu’à l’angle. En face, la librairie de Mr Esrol me narguait. Mais entre elle et moi, une trentaine d’individus s’écharpaient avec une ferveur qui aurait presque été admirable si elle n’avait pas inclus une planche cloutée et quelques couteaux.
Je m’arrêtai net. Il n’y avait pas eu de coups de feu, et c’était déjà une bénédiction. Mais cela restait une bagarre et pas une petite. Peut-être un règlement de comptes entre gangs, ou juste un malentendu sur le prix d’une livraison. Peu importait. Ce n’était pas mon problème, et je n’avais aucun intérêt à en faire le mien.
Le choix raisonnable aurait été de battre en retraite et trouver un autre chemin. Mais en l’occurrence, cette voie me ramenait droit au trio suspect et je préférais ne pas découvrir leurs intentions à mon égard.
J'étais dans la position inhabituelle d’avoir à choisir entre une violence probable et une poursuite certaine. Voilà des situations pour lesquelles je n’avais été préparée ni à la faculté, ni à ma formation basique de stratégie militaire.
Je jetai un coup d’œil à la rue devant moi. Les coups pleuvaient toujours. Une femme lança un tabouret sur un homme qui esquiva de justesse, avant de riposter avec ce qui ressemblait à un gourdin. Un troisième individu s’écroula, apparemment assommé par une bouteille.
Je pris une profonde inspiration. Padmé, tu es intelligente, tu as traversé des champs de bataille et tu dois être à la maison dans deux heures pour mettre ta fille au lit. Au pire, tu dsparais, même si ça veut dire une discussion difficile avec Mr Esrol demain.
Je resserrai la sangle de ma sacoche et me glissai dans la rue en rasant les murs. Avec un peu de chance, personne ne remarquera la petite bonne femme qui essayait de traverser une bagarre de rue comme si elle allait faire ses courses.
Une grande femme tituba en avant et me projeta contre un mur. De près, je vis les contusions fraîches sur son visage et une lèvre fendue. Ses yeux croisèrent les miens une fraction de seconde—des yeux étranges, bleus cerclés de noir. D'un seul mouvement, elle se redressa et se tourna pour faire face à un autre adversaire.
— Police ! Personne ne bouge !
Des uniformes bleus déferlèrent venant des deux extrémités de la rue. Les combattants se dispersèrent comme des chats aspergés d’eau. Quant à moi, un solide gaillard m'asséna un coup de coude à la mâchoire. Ma tête heurta un mur et, pendant un instant, je vis des étoiles. Des mains rudes saisirent mes bras. Ma vision redevint normale alors qu'un policier me traînait vers un fourgon en attente. Il me poussa à l'intérieur, parmi les combattants. Le paquet pressait contre ma hanche comme un secret coupable. M. Esrol devrait certainement trouver un autre messager après ça. Je ne pouvais qu’espérer que Mme Baili ne verrait pas d’inconvénient à garder Jihan quelques heures de plus.
Vraiment, Padma, soupira Mère dans ma tête, voilà ce qui arrive quand on arpente les rues mal famées comme une vulgaire criminelle.
Pour une fois, elle n’avait pas tort.
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